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Le lin français ressuscite sa filière

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Une poignée de pionniers croient à la viabilité d’une filière lin française intégrale, de la filature à la confection. Une aventure vertueuse pour la planète et l’emploi mais aux nombreux défis !

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Le lin est un trésor national français. Oui, mais…si cette fibre est produite à 85% dans l’Hexagone, en régions Normandie et Hauts-de-France, elle est aussi exportée à plus de 90% en Chine et Inde, à 8% en Europe de l’Est, pour y être transformée en fil, puis en tissu, puis en vêtements. Moins d’1% reste en France.

Or,  certains ont fait un rêve, devenu réalité  : celui d’un vêtement en lin 100% tracé dans l’Hexagone. Si la partie est loin d’être facile sur un marché de l’habillement en berne, ils ont démontré que ce modèle de relocalisation était possible.

 

Trois acteurs audacieux

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Crédit photos : ©French Filature - NatUp

Embarqués dans l’aventure, il y a une filature de lin, née en 2022, la French Filature, sous l’impulsion du groupe coopératif agro-industriel NatUp; un tisseur presque bicentenaire, Lemaître Demeestere et une start-up de confection, baptisée Mijuin. 

En amont, NatUp a souhaité valoriser une fibre produite par 70% des  5000 coopérateurs qu’il accompagne “pour une production durable et de qualité”. Dès 2015,  il se fixe pour objectif de recréer une filière française du lin. 

En 2020, sa division NatUp Fibres prend la majorité des parts du tisseur  Lemaitre Demeestere.  Depuis 1835, ce spécialiste des fibres naturelles travaillait notamment le lin. Mais après son rachat, en 2008, Olivier Ducatillion l’a recentré sur cette seule fibre, pressentant avant l’heure son caractère porteur, car à la fois issue “du terroir” et offrant un “bilan carbone exceptionnel”. 

L’étape suivante pour NatUp Fibres consiste à remonter une filature de lin en France. Baptisée la French Filature, elle est inaugurée en 2022, à Saint-Martin-du-Tilleul, en Normandie, lieu de naissance de la fibre. 

Elle fait partie des trois pionniers de cette renaissance française de la filature linière, avec, dès 2019, l’unité du tisseur alsacien Emmanuel Lang (hélas aujourd’hui disparu) et Safilin en 2022, dans les Hauts-de- France. 

Le troisième acteur de ce cercle vertueux, c’est la marque Mijuin. 

 

Un atelier dédié à 100% au lin et au circuit court

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Crédit photos : ©Mijuin

Derrière elle, une normande de 28 ans, Pauline Beuzelin, qui, après des débuts professionnels dans l’informatique, souhaitait entreprendre dans le social et l’environnemental. Pendant le confinement, en lisant la presse, elle découvre les vertus du lin et part sur le terrain rencontrer  des acteurs du lin et du textile. Son idée prend forme : celle d’un atelier de confection “consacré à 100% au lin en circuit court”.

Créé début 2022, à Malaunay, au nord de Rouen, Mijuin, qui  travaille “dans un rayon restreint, en Normandie et dans les Hauts-de-France”, s’envole grâce à des prêts d’honneur et à deux campagnes participatives. Pour la première, elle fabrique et vend une veste mixte en lin utilisant des tissus d’Emmanuel Lang et pour la seconde, elle se rapproche de Lemaitre Demeestere, lui-même alimenté par  la French Filature, afin de réaliser une offre avec des tissus plus fins (chemises, robes, accessoires…). “Nous souhaitons ne travailler qu’avec des tissus français” explique Pauline Beuzelin.

Cette relocalisation de la filière lin a demandé de reconstituer des savoir-faire particuliers ou d’en déployer de nouveaux.

Pour s’équiper, constatant la disparition des machines de filature de lin en Europe, la French Filature a dû chercher les siennes en Chine et faire venir un technicien de l’Empire du milieu pour former ses équipes. Comme l’envoyé ne parlait pas anglais, il a fallu passer par une application de traduction par téléphone pour échanger !

 

Formation en interne

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Crédit photos : ©Mijuin

La French Filature a ensuite pu heureusement s’appuyer sur un ingénieur spécialiste du lin proche de la retraite, qui a transmis ses connaissances à un “binôme” fraîchement diplômé. Ensemble, ils ont formé en interne la quinzaine de salariés de la nouvelle structure. 

Dans le tissage, Lemaitre Demeestere a dépassé sa zone de confort pour se différencier d’un marché du lin trop basique. “Pour nous démarquer, j’ai demandé à mes équipes de pousser les machines pour monter en gamme et sortir de la dépendance à des marchés de commodités trop basiques dans l’ameublement, où le prix était le critère prioritaire.  Alors qu’on ne faisait rien à plus de 600 g au m2, nous avons réussi à faire passer le poids de nos tissus jusqu’à 1,5 kg le m2, tout en conservant un toucher très agréable” explique Olivier Ducatillion. 

Cette offre différenciante a permis au tisseur d’aborder avec succès de nouveaux marchés premium, chez les éditeurs de tissus et fabricants de canapés, plus haut de gamme, en France et aux Etats-Unis. 

Lemaitre Demeestere a aussi présenté sa première collection de tissus pour le prêt-à-porter en 2022 au salon Première Vision. 

En confection, aussi, il faut s’adapter. “Le lin demande une vraie expertise lors de la phase du modélisme, explique Pauline Beuzelin (Mijuin). Il faut adapter les patrons, car le lin rétrécit lors du premier lavage. Pour notre part, nous lavons tous nos produits, ainsi stabilisés, avant de les vendre”.

 

Les vertus du lin Made in France

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Crédit photos : ©Mijuin

Ce jeu -compliqué à jouer- en valait la chandelle pour les trois acteurs, aujourd'hui intarissables sur les vertus des vêtements en lin 100% Made in France.

Sur la matière tout d’abord,  Pauline Beuzelin (Mijuin) vante son “esthétique”, son côté “agréable à porter” grâce notamment à son caractère “ultra respirant (thermo-régulateur)”, “idéal dans le contexte actuel de réchauffement climatique,”   

Tous apprécient également ses atouts à la fois environnementaux et sociaux.

Pauline Beuzelin (Mijuin) souligne le caractère écologique du lin qui, “contrairement au coton, demande peu d’intrants, pas d’eau d’irrigation, se contentant de la pluie”. Le fait qu’il soit filé, tissé, puis confectionné en France améliore sensiblement son empreinte environnementale. “Ce qui a le plus d’impact dans la production des vêtements, c’est l’énergie nécessaire au fonctionnement des machines qui compte pour 70 % de l’émission CO2. En Asie et en Europe de l’Est, recourant dans leurs mix énergétiques au charbon, l’émission de CO2 est bien supérieure à celle du mix très peu carboné de la France, grâce au nucléaire”. Et si le lin est certes plus cher à travailler en France, “la qualité de notre production permet d’envisager une revente ultérieure en seconde main”. 

Olivier Ducatillion (Lemaître Demeestere) invite ainsi à “bien différencier les vêtements en lin issus d’une filière française complète -de la récolte de la fibre à la confection-,  des vêtements en lin qui ont fait trois fois le tour de la terre ! L’empreinte environnementale d’un vêtement en lin peut varier de un à dix, selon les lieux où se déroulent les étapes suivant la fabrication !” 

 

Modèle social

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Crédit photos : ©Lemaitre Demeestere

Enfin, tous soulignent le caractère social d’une production française, “créatrice d’emplois à tous les échelons de la filière”.

“Il faut de l'emploi local et consommer des produits Made in France, seuls à intégrer les cotisations de notre modèle social auquel les Français tiennent” souligne Karim Behlouli, le directeur de NatUp Fibres. 

Certes, la bataille du lin hexagonal, qui pèse encore moins de 1% des matières confectionnées en France et 0,4% dans le monde, a encore un long chemin devant lui. 

Après une première année déjà rentable, Pauline Beuzelin (Mijuin) aimerait développer davantage son activité de travail à façon (aujourd’hui 30% de son chiffre d’affaires) pour le compte de marques écoresponsables et les aider à relocaliser “alors qu’elles font aujourd’hui fabriquer leurs chemises en lin au Portugal ou en Europe de l’Est avec lin certes cultivé en France mais filé et tissé au bout du monde”.

Pendant deux années post-covid “un peu folles”, en  2021 et 2022, “nous n’arrivions plus à répondre à une demande assez exceptionnelle”, explique pour sa part Olivier Ducatillion (Lemaitre Demeestere). Il y a eu un vrai changement chez les consommateurs souhaitant arrêter d’acheter à l’autre bout de la planète. Tous les segments, de la grande distribution au luxe, nous ont approchés pour avoir du lin tracé 100% français.”

 

Demande en berne

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Crédit photos : ©Lemaitre Demeestere

Mais depuis 2023, le tisseur observe une “demande, plutôt en berne avec malheureusement beaucoup de freins : la guerre en Ukraine, le pouvoir d’achat, l’inflation, le coût de l’énergie…Même s’ils disent adorer le Made in France, ce n’est plus la priorité des consommateurs”. 

Le phénomène a été aggravé par le doublement des prix du lin, liés à trois années de mauvaises récoltes, en 2021, 2022 et 2023. 2024 s’annonce heureusement, meilleure. 

Pour autant, tous se disent convaincus de la pertinence de leur démarche et prêchent la bonne nouvelle.

NatUp Fibres, qui avait réussi à obtenir pour la French Filature le soutien financier de l’Etat et de la région Normandie, compte “faire émerger une communauté d’amoureux du lin et communiquer avec des marques partenaires autour d’une ombrelle commune”, dixit Karim Behlouli. 

En 2023,  dans le cadre de son pôle fibres naturelles, l’Union des Industries Textiles (UIT) a lancé Bleu Blanc Lin, et, avec Interchanvre, Bleu Blanc Chanvre, une plateforme collaborative d’échanges en open source. “Tous les acteurs de la chaîne de valeur 100% française du lin et du chanvre”, des producteurs aux associations de consommateurs en passant par les marques travaillent ensemble pour se “doter des bons outils pour promouvoir des produits 100% lin et Made in France.”  Elle sera aussi chargée de réaliser une ACV des deux fibres et de lancer un pilote de traçabilité avec Textil’IA.

Deux partenaires de NatUp Fibres ont ainsi été sélectionnés pour la grande Exposition du Fabriqué en France, prévue du 25 au 27 octobre à l’Elysée, à savoir Lordson (robes en lin) et…Mijuin. 

 

Sensibiliser acteurs publics et consommateurs

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Crédit photos : ©Mijuin

Pauline Beuzelin compte bien profiter de l’occasion pour se faire entendre. Devenue en juin dernier administratrice de l’Association Lin et Chanvre, regroupant les acteurs de la filière, elle est en effet très investie dans la promotion de ces fibres. Depuis peu, la French Filature et Lemaitre Demeestere ont d’ailleurs aussi ouvert leur activité au chanvre et Mijuin le travaillera dès que possible.

“Nous participons à de nombreux évènements pour sensibiliser le grand public et les politiques à notre démarche, explique-t-elle. Nous leur disons que c’est possible de transformer le lin en circuit court et j’ai bon espoir que cela motive des actions publiques. J’insiste sur l’avantage que cela représente en termes économiques, écologiques et sociaux.” 

Pour Olivier Ducatillion (Lemaître Demeestere), il faut aussi redonner envie “à 10 à 20% de la population de consommer du lin français”, un autre défi de la filière consistant à permettre aux consommateurs de “bien faire la différence entre les différents types d’origine pour les vêtements en lin afin qu’ils ne se fassent pas abuser”.

De ce point de vue, il nourrit pas mal d’espoir dans la mise en place prochaine de l’affichage environnemental dans les points de vente. “En affichant les lieux des différentes étapes de production, ce dernier va contribuer à convaincre les gens de consommer 100 % français. Cela va aider les processus vertueux et le lin va en profiter”.

Encore embryonnaire, la lin 100% Made in France ne manque pas d’atouts pour s’imposer sur le marché. Et la croisade de quelques pionniers prêts à regarder au-delà des freins conjoncturels, pourrait bien porter ses fruits.

 

Pour en savoir plus :

Fiche entreprise de la French Filature

Fiche entreprise de Lemaître Demeestere

Fiche entreprise de Mijuin

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