Les stocks dormants se réveillent

Alors que la loi AGEC interdit désormais de détruire des invendus non alimentaires, les startups Feat Coop et Adapta ont bien compris l’intérêt de commercialiser les nombreux stocks dormants de textiles ou cuirs produits par la filière.
Ils font partie des gisements mis à l’honneur depuis la prise de conscience de la nécessité d’une mode circulaire. Et, plus encore, depuis l’application, début 2022, de la loi AGEC, interdisant la destruction des invendus non alimentaires. Prêts à l’emploi, et donc sans impact carbone à l’opposé des matières recyclées ayant demandé elles, une transformation, les stocks dormants sont des matériaux neufs (textiles, cuirs…), n’ayant pas encore été transformés en produits finis. Ils peuvent être issus de fins de stocks, avoir été mis de côté pour leur non-conformité à un cahier des charges ou, plus rarement, un défaut.
Selon une évaluation réalisée en 2020 par l’ADEME, 10 000 à 20 000 tonnes de textiles neufs étaient susceptibles, chaque année, d’être remisés dans un coin d’entrepôt, avant d’être acquis par des déstockeurs voire même, à l’époque, détruits. “Selon les industriels, les stocks dormants représentent de l’ordre de 4 % à 5 % de la production textile initiale. Mais si on intègre aussi ceux des marques ou confectionneurs, il y aurait, selon les estimations faites pour l'affichage environnemental, de l’ordre de 15 % des textiles produits en France qui finissent en stocks dormants” indique Tristan Vuillet, cofondateur et associé de Feat Coop. De quoi justifier la création, en 2022, de cette coopérative, apportant “une solution pour sourcer facilement à moindre coût (avec des prix inférieurs d’au moins 20%), une grande diversité de stocks dormants fabriqués en France”.
De son côté, Virginie Ducatillon, dirigeante de la SARL Adapta, spécialisée dans les stocks dormants de cuirs, évoque l’existence de “milliers de tonnes de cuirs non utilisés en France, et par coloris, plusieurs centaines de m2“.
Deux startups issues de l’incubation

Les deux jeunes entrepreneurs viennent d’univers très différents : l’économie sociale et solidaire pour le premier, les Maisons de luxe pour la seconde, chez qui elle a développé des collections de maroquinerie.
Tristan Vuillet, et son associé issu d’une marketplace de mode et décoration responsable, voulaient lancer une société dans la filière textile durable. Après une incubation de deux ans dans une pépinière lyonnaise, ils ont eu l’idée de Feat Coop (acronyme de “faciliter l’émergence d’alternatives textiles”) “Notre coopérative est partie d’un constat établi après une étude quantitative et qualitative auprès d’une dizaine de tisseurs et tricoteurs de la région lyonnaise, à savoir l’existence d’un énorme gisement de matières inutilisées chez eux. Or, il n’y avait pas de solution pérenne, à la hauteur des enjeux. Les entreprises soldaient leurs textiles qui finissaient le plus souvent à l’export, voire les recyclaient ou les détruisaient”. Les industriels sondés faisaient alors état de plus de “350.000 mètres de stocks dormants chez eux”. De quoi produire autant de T-shirts, “sachant qu’il faut 1 m pour chacun d’entre eux” calcule Tristan.
Adapta a, elle aussi, été incubée pendant trois ans, mais pour sa part chez ADC (Au-Delà du Cuir) et après sa création en 2018 par Virginie Ducatillon. Celle-ci avait été “choquée à la fois par le volume non utilisé en développement produit et ensuite le gâchis en production” dans la filière. D’où la gestation d’“une solution d’approvisionnement circulaire de réemploi du cuir pour des collections à moindre impact”. Rejointe par une associée en 2020, leur but est “de créer un vrai réflexe d’utilisation de matières déjà existantes dans la filière cuir avant même l’utilisation de matières recyclées, qui demande encore un effort de transformation, et ce, tant qu’il y aura des stocks dormants d’excellente qualité et sans impact pour la planète.”
Des stocks dormants textiles 100% “Made in France”

Adapta et Feat Coop font partie des structures ayant émergé depuis cinq ans sur le marché des stocks dormants. Mais contrairement à Nona Source et à l’Atelier des Matières, nées en 2019, elles n’ont pas été soutenues ou initiées par des groupes de luxe (en l'occurrence LVMH et Chanel). Autre différence, Feat Coop se concentre sur les matières françaises, Adapta acceptant, elle, un sourcing de tanneurs et mégissiers européens, respectueux de la réglementation Reach et généralement labellisés LWG (Leather Working Group).
A la base, Feat Coop ne proposait que des stocks dormants issus de la région lyonnaise, “premier territoire textile pour l’industrie du luxe et technique”. Depuis 2024, elle a commencé à sortir du Rhône-Alpes avec, désormais, sur ses 25 partenaires actuels, trois industriels du Nord. Elle reste cependant la seule société dédiée à “des stocks dormants textiles Made in France avec une traçabilité à 100 %.”
“Nous avons choisi de les récupérer à la source chez les industriels, pour avoir une très bonne traçabilité de nos textiles, de leur histoire, des noms et lieux de ceux qui les ont produits pour les deux dernières étapes de fabrication (tissage ou tricotage et ennoblissement), des caractéristiques techniques et physiques, souligne Tristan Vuillet. A la différence d’autres places de marché, nous indiquons aussi les raisons pour lesquelles ils sont dans des stocks dormants : surproduction, annulation de commande, voire, plus rarement (environ 1% de l’offre), défaut minime (fil tiré, taches ou trous sur une partie limitée du rouleau)”.
Une traçabilité à laquelle tient aussi Adapta. “Les peaux que nous sélectionnons doivent être bien stockées et on doit connaître leur traçabilité” explique Virginie Ducatillon. Elle s’est d’abord approvisionnée auprès de tanneurs et mégissiers français, en petites quantités à la couleur, ne répondant cependant qu’aux besoins modestes de jeunes marques ou artisans. Depuis 2020, Adapta s’est ouverte à des partenariats avec des Maisons de luxe, donnant une visibilité sur leurs stocks dormants et ceux de leurs prestataires, et par conséquent accès à de plus grandes quantités de cuirs. “Nous pouvons ainsi travailler avec des marques aux demandes plus importantes” souligne l’entrepreneuse. Adapta compte désormais une quinzaine de partenaires, dont une majorité (90%) de Maisons de luxe et leurs fabricants français, à l’exception de trois européens. “Notre promesse est un contrôle qualité fait sur place” précise Virginie Ducatillon.
Rendre désirables les stocks dormants

Les cuirs choisis par Adapta tiennent compte des besoins des clients et des tendances exposées dans les Salons. “Notre but est de rendre désirables les stocks dormants. Notre valeur ajoutée est de faire une curation, en présentant des thèmes couleurs que nous montrons sur Instagram”. L’indépendance d’Adapta lui permet d’obtenir des matières très variées. Soit à la fois des classiques (cuirs d’ovin et bovin), dans des coloris classiques, susceptibles d’intéresser par exemple des artisans ou petites marques, mais aussi des matières fantaisie, plus adaptées à des entreprises établies. Tous peuvent ainsi accéder à des cuirs très haut de gamme, avec des prix 30 % à 70 % inférieurs, voire plus, à ceux d’origine, pour une “collection à moindre impact."
L’offre de Feat Coop va, elle, des tissus et tricots, synthétiques comme naturels, pour l’habillement, la lingerie, le bain, l’ameublement et les applications techniques. Elle compte, en petites quantités, quelques matières recyclées et bios. “Nous sélectionnons les textiles de façon à en avoir une grande diversité dans notre showroom", indique Tristan Vuillet. Ils sont disponibles au rouleau, jusqu’à plus de 10 000 mètres, mais aussi à la coupe, à partir de trois mètres. De quoi répondre aussi bien aux demandes de porteurs de projet qu’à celles de marques ou ateliers de confection.
Dans son showroom physique, installé dans le neuvième arrondissement lyonnais, Feat Coop reçoit sur rendez-vous les professionnels. À l’issue du rendez-vous, ils repartent en général avec des échantillons. “L’essentiel des stocks se trouve chez les industriels, nous ne récupérons qu’un rouleau par tissu, soit presque 1000 références disposées dans un local de 80 m² situé à côté de notre showroom, détaille Tristan Vuillet. Nous pouvons ainsi faire de la vente à la coupe au client. Quand nous vendons des stocks, nous prévenons les industriels qui préparent les rouleaux et les envoient au client via un logisticien, via DPD”.
Des clients encore français à 90%

Depuis mi-2023 (date du démarrage de la comptabilisation), le showroom de Feat Coop a reçu plus de 212 personnes, “en majorité des marques d’habillement mais aussi des ateliers de confection, stylistes, costumiers, etc”. Si ses clients sont encore français à 90 %, l’entreprise commence à intéresser quelques européens, en exposant sur des Salons comme Première Vision, Made in France ou Interfilière. Elle dispose aussi depuis un an et demi d’une plateforme en ligne où il est possible de commander des échantillons avec des caractéristiques techniques détaillées. “Pour l’instant, nous sommes sur un système de filtres mais nous avons recruté quelqu’un pour affiner ses fonctionnalités et permettre des propositions et recherches plus pertinentes” indique Tristan Vuillet.
De son côté, Adapta fait des offres de sourcing personnalisé à partir d’un brief client. “Nous allons chercher les trésors dans les stocks dormants, qu’ils soient chez nos fournisseurs ou dans un entrepôt en région parisienne, où nous avons aussi réservé quelques emplacements, notamment pour des peaux intemporelles sauvées de la destruction.” Les matières sont aussi visibles sur son e-shop ouvert en 2020. Adapta envoie ensuite une peau avec laquelle les clients peuvent réaliser un prototype et réserve les stocks nécessaires. Si le prototype est validé, Adapta achète les volumes si nécessaire (certains l'ayant déjà été), et les fait expédier via son entrepôt ou ses partenaires.
La société réalise son chiffre d’affaires avec des clients à 85 % français et 15 % européens, à 60 % avec des marques matures et 40 % “avec de jeunes marques, artisans étudiants”. Elle a eu, depuis 2018, 1200 clients, dont une cinquantaine de marques établies.
Des pierres précieuses pour la mode durable

Les deux startups apportent une pierre précieuse à la mode durable. “Notre activité permet de montrer qu’on peut avoir la qualité française tout en ayant une démarche circulaire. Depuis nos débuts, nous avons déjà commercialisé de l’ordre de 30 000 mètres de tissus dormant, détaille Tristan Vuillet (Feat Coop). Cela a permis d’éviter la production d’autant de tissus neufs, soit environ 170 tonnes de CO2 s’ils avaient été faits en France et 330 tonnes de CO2 pour une fabrication asiatique. Cela représente l’empreinte carbone annuelle de 24 à 47 français”. Pour encore mieux mesurer ses retombées, Feat Coop va mettre en place, au premier semestre 2025, un chiffrage de l’impact généré par la production de ses textiles, en matière de pollution atmosphérique, d’utilisation d’eau douce, etc.
Adapta a pour sa part collaboré en 2020 avec le cabinet indépendant Oksigen pour pouvoir calculer de manière autonome son impact évité avec un outil adéquat. De 2018 à 2023, Adapta a déjà permis d'économiser “plus d’un million de litres d’eau et plus de 90 tonnes équivalence CO2”, un calcul ne prenant pas en compte l’impact de l’élevage des animaux. Depuis ses débuts et jusqu’à fin 2023, elle a permis à ses clients de réemployer 30 tonnes de cuir.
Faire rayonner les savoir-faire français

Feat Coop et Adapta permettent aussi de faire rayonner les savoir-faire français. “Par le biais des stocks dormants, nous valorisons la diversité des savoir-faire textiles encore présents sur le territoire, souligne Tristan Vuillet (Feat Coop). De manière plus pragmatique, nous contribuons à l’économie des industriels. Grâce à nous, ils perdent moins d’argent”. “Nous menons un vrai travail de pédagogie et de mise en avant de la filière et ses savoir-faire, assure aussi Virginie Ducatillon (Adapta). Nous travaillons beaucoup en écosystème, avec toute la filière cuir et notamment avec le Centre Technique du Cuir, dans le cadre du dispositif d’accompagnement Faire de Lance, mettant en relation marques et fabricants de maroquinerie et chaussures français. Nous aidons aussi nos clients dans leurs quêtes de fabricants français ou européens de produits finis”.
Formation et pédagogie

Les deux jeunes pousses poursuivent aussi une mission pédagogique. Adapta en ayant “affaire à des gens qui ne connaissent pas toujours le cuir” et à qui elle apprend qu’”on n’élève pas les animaux pour leur peau, mais leur viande et lait” et que “mieux vaut utiliser ce déchet qu’est le cuir”. Feat Coop va plus loin en proposant des modules de formations collectives et participatives en présentiel d’une demi-journée sur l’impact des textiles tout au long de la chaîne de valeur, ou d’une journée sur la reconnaissance des textiles sous un aspect technique. Elles sont soit autofinancées par les participants, soit prises en charge par l’Opco.
Bien sûr, le chemin n’a pas été facile pour ces pionniers des stocks dormants. La principale difficulté, selon Tristan Vuillet (Feat Coop), a été de monter l’activité sans argent et d’en financer la croissance. Mais avec le recul, il juge que cela a été “hyper bénéfique” en incitant à se “montrer plus créatif pour le modèle économique,” consistant à n’acheter aucun stock dormant avant de les vendre. “Les industriels ont accepté cette règle car ils savent que ça leur permet d’être mieux rémunérés”. Contrairement à leur crainte, l’âge des fondateurs (25 ans) de Feat Coop n’a pas été un obstacle pour convaincre leurs interlocuteurs, heureux de voir des jeunes s’intéresser à leur secteur. “Le plus dur a plutôt été de les convaincre de changer leur mode opératoire d’avant, comme des soldeurs qui les débarrassaient de leurs stocks dormants. Pour ceux qui avaient un bon système informatique, ce n’était pas un problème. Mais nous avons dû arrêter de travailler avec certains industriels, n’ayant pas mis en place les moyens nécessaires”. Feat Coop, qui a instauré, dès le départ, des ateliers collectifs et participatifs avec les industriels pour co-construire sa solution, continue aujourd’hui de réunir annuellement ses partenaires en collectif, puis individuellement, pour faire un bilan et encore améliorer l’existant.
Faire connaître ses cuirs haut de gamme à de jeunes créateurs

De son côté, à ses débuts, alors que les stocks dormants étaient encore méconnus, Virginie Ducatillon (Adapta) a aussi dû prendre son bâton de pèlerin pour défendre son concept chez ses futurs fournisseurs et clients. Elle a dû rassurer tanneurs et mégisseurs qu’elle ne serait pas leur concurrent, mais allait, au contraire, “leur permettre de faire connaître leurs produits à de jeunes créateurs ou des marques n’ayant pas, jusque-là, accès à eux”. Il a fallu aussi convaincre les Maisons de luxe de dévoiler la traçabilité de leurs matières et que mettre en place de nouveaux process de déstockage de leurs stocks dormants pouvait être rapide. Ce travail de conviction demande, lui-même, parfois plusieurs années ! Autre problème, actuel celui-ci, la crise économique, qui impacte à la baisse la demande des marques, disposant de moins de visibilité sur leurs projets à venir. Lesquels sont plus longs et difficiles à mettre en place.
Mais les deux structures, désormais sur de bons rails, peuvent aujourd’hui envisager d’autres projets d’avenir.
Après avoir envisagé de s’attaquer aussi au textile, Adapta a préféré se recentrer sur le cuir, où elle est désormais bien reconnue. Fin 2023, elle a lancé sa marque de maroquinerie B2B pour cadeaux d’affaires, baptisée Itera. Elle lui a permis d’avoir de nouveaux débouchés avec ses matières travaillées par des partenaires hexagonaux “pour un total Made in France”. Et Virginie Ducatillon a d’autres projets pour le futur. “Aujourd’hui, nous sélectionnons uniquement des matières très qualitatives. Mais il reste encore des matières dormantes soit trop identifiables comme des cuirs embossés par un logo, soit moins qualitatives. Nous n’excluons pas à terme de devenir une solution unique, une plateforme permettant de récupérer à la fois tous ces cuirs dormants mais aussi des chutes de production, et proposant aussi des solutions de recyclage”. Par ailleurs, alors qu’elle fournit aujourd’hui surtout pour des capsules ou petites séries, elle aimerait, à terme, s’acheminer vers “quelque chose de plus pérenne avec un réflexe de réemploi dans chaque collection”.
De façon plus générale, elle se réjouit que “le process de l’économie circulaire se démocratise”. Car “que cela soit d’un point de vue financier ou écologique, on n’aura pas le choix, on sera obligé de s’y mettre”, constate-t-elle.
Un showroom à Paris pour Feat Coop en 2025

De son côté, Feat Coop compte ouvrir, en 2025, un deuxième showroom, cette fois à Paris, où elle a une grosse base de clientèle. Et alors que, selon Tristan Vuillet, “le grand enjeu dans la filière textile est de faire coïncider offre et demande”, il souhaite encore élargir ses propositions pour toujours mieux répondre à ses clients.
Pour financer ses projets, Feat Coop vise une levée de fonds cette année, dont la forme (plateforme collaborative ou fonds à impact) reste à préciser. On l’a compris, Tristan Vuillet est “plutôt optimiste” en ce qui concerne l’essor de la mode circulaire. “Les choses vont plutôt dans le bon sens, même si ce n’est jamais assez…”.
Pour en savoir plus :
- Découvrez la fiche entreprise de Feat Coop et le lien pour prendre rdv au showroom
- Découvrez la fiche entreprise Adapta